samedi 29 décembre 2012

Rayon de printemps


                            

  Une marche au bord de la Loire près de 
Marcigny. Les galets ressemblent à de minus-
cules crânes. Des cormorans planent dans le
ciel, fâchés par les promeneurs. La lumière
sur le fleuve a une vitesse assassine. La vie
saigne de l'or. Notre mort ne doit pas être
une chose si puissante puisqu'elle n'arrête
pas le déferlement du printemps ni l'insou-
ciance de la Loire lumineuse

Christian Bobin

vendredi 14 décembre 2012

Coloration


                                             

  A tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à
l'une des stations qui précédaient Balbec-Plage et dont les
noms mêmes (Incarville, Marcouville, Doville, Pont-à-
Couleuvre, Arambouville,Saint-Mars-le-Vieux, Hermon-
ville, Maineville) me semblaient étranges, alors que lus
dans un livre ils auraient eu quelque rapport avec les noms
de certaines localités qui étaient voisines de Combray. Mais
à l'oreille d'un musicien deux motifs, matériellement
composés de plusieurs des mêmes notes, peuvent ne
présenter aucune ressemblance, s'ils diffèrent par la
couleur de l'harmonie et de l'orchestration. De même, rien
moins que ces tristes noms faits de sable, d'espace trop
aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot "ville"
s'échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait
penser à ces autres noms de Roussainville ou de
Martinville qui, parce que je les avais entendu prononcer
si souvent par ma grand-tante à table, dans la "salle",
avaient acquis un certain charme sombre où s'étaient
peut-être mélangés de extraits du goût des confitures, de
l'odeur du feu de bois et du papier d'un livre de Bergotte,
de la couleur de grès de la maison  d'en face, et qui,
aujourd'hui encore, quand ils remontent comme une bulle 
gazeuse du fond de ma mémoire, conservent leur vertu
spécifique à travers les couches superposées de milieux
différents qu'ils ont à franchir avant d'atteindre jusqu'à
la surface.



A l'ombre des jeunes filles en fleurs                    Marcel  PROUST
       Noms de pays :   le pays

jeudi 6 décembre 2012

Retour à soi-même




  Ce qui vous coupe de votre réalité profonde c'est, instant
après instant, l'identification. Vous n'êtes plus que cette idée
rose ou noire, que cette émotion heureuse ou triste, que cette
sensation agréable ou désagréable, et vous oubliez cette 
nature vide et infinie de la conscience elle-même. Débrayez
du monde des formes. Si une forme se présente, vous la lais-
sez passer sans perdre la conscience du substrat illimité de
l'esprit, comme si vous pouviez voir un oiseau passer dans le
ciel en étant très conscient du ciel lui-même, et non pas toute
votre attention centrée sur cet oiseau avec une appréciation
qualitative suivant que vous trouvez celui-ci affreux ou ravissant.


Arnaud Desjardins      Approches de la Méditation